es doigts faibles de sa patiente se refermèrent doucement, faiblement, sur les siens et Lilibelle laissa échapper un soupir tremblant de soulagement. C’était le carnage autour d’elle et elle avait l’impression d’être une brindille ballotée par la tempête. Les cris, le désespoir, tout la percutait avec la brutalité d’une bousculade dont elle serrait le centre. Elle n’était pas la seule soigneuse du coin, d’autres, comme elle, entendaient les appels à l’aide sans pouvoir répondre à chacun d’entre eux et ça allait tant à l’encontre de ce qu’elle avait promis, de ce qu’elle s’était promis.
Elle n’était pas l’Empire, elle ne laisserait pas sans réponse les appels à l’aide… et pourtant c’était ce qu’elle faisait, là. Et peut-être qu’il y avait là une réponse à sa colère, une explication à cette décision que l’impératrice avait prise. Pour l’heure, cependant, c’était un sujet dont elle se fichait éperdument tandis qu’elle travaillait de concert avec Bibichut pour essayer de sauver la jeune femme.

Lilibelle se concentra sur les plaies les plus grosses qui ne nécessitaient pas l’intervention de sa Pokémon, usant à outrance, si besoin, de strips puisqu’elle n’avait définitivement pas le temps de recoudre les plaies, désinfectant autant que possible. Le système immunitaire d’une femme enceinte pouvait aussi bien être particulièrement efficace ou, au contraire, affaibli. Lilibelle ignorait totalement les antécédents de la jeune femme et préférait ne prendre aucun risque. C’est donc avec une prudence accrue qu’elle nettoya, attentive au moindre corps étranger, à la moindre poussière, refermant les plaies à l’aide des strips si nécessaire avant de couvrir chacune d’entre elle de compresses, de scotch médical ou de bandage afin de protéger le site vulnérable.
Au moins était-elle consciente. La soigneuse reprit ses paroles, glissant brièvement sa main sur le front de la jeune femme comme pour contrebalancer ses soins avec un toucher doux, une excuse, une assurance qu’elle était là pour son bien et que c’était tout ce qu’elle voulait.

« Il y a un absol et un ptera avec nous, » confia-t-elle, continuant de parler dans l’espoir d’attiser la curiosité de sa patiente, la garder consciente, la maintenir dans le présent. « Si ce sont vos pokémons, ils sont là. Un peu en piteux état, » ajouta-t-elle avec un bref regard pour l’absol et le ptera, dont elle ignore l’offrande sanglante toujours entre ses pattes, « je m’occuperais d’eux une fois que vous irez mieux. »

Bibichut restait concentrée, pelotonnée contre sa dresseuse pour tenter de puiser dans l’espèce de calme brouillon que la soigneuse peinait à conserver. Le désespoir menaçait de la submerger. C’était Ailbhe qu’elle avait vu, elle en était sûre. En même temps, ça avait du sens. C’était lui qui avait organisé la fête et c’était de lui que provenait l’invitation qu’elle avait reçue. Aucune surprise à ce qu’il soit dans les parages. Malgré elle, les larmes débordèrent le barrage de ses yeux et dessinèrent un sillon humide dans la poussière, les cendres et le sang qui lui couvraient le visage. Et sa patiente se mit soudainement à convulser et Lilibelle sursauta tandis que dans sa tête éclataient des mots « Rejoignez la Menace Obscure, et vous survivrez. » Elle avait mieux à foutre que répondre à cette… Ignorant la voix dont les mots réverbéraient sous sa boîte crânienne comme des billes dans une boîte qu’on aurait agitée, Lilibelle se précipita pour placer son sac sous la tête de Madison et éviter qu’elle ne se fende le crâne sur la pierre dans ses convulsions. Elle la plaça rapidement sur le côté exempt de blessure et-« Rejoignez-nous... Ou mourrez. »

« Mais ferme ta gueule ! » s’écria-t-elle, tentant de bloquer les mots qui ricochaient sous son crâne, tentants, ridicules, insupportables et enrageants. Elle avait mieux à foutre, putain !
Sa vie, elle s’en foutait, sa vie, elle l’avait dédiée à préserver celle des autres. Sa vie, elle la consacrait à soigner, soulager et accompagner. Elle n’allait pas condamner les autres sous prétextes qu’elle voulait sauver sa putain d’existence. « Va t’faire foutre, » cracha-t-elle, véhémente, la rage brûlant l’angoisse comme un raz-de-marée de flamme sur un champ desséché tandis qu’elle s’affairait autour de Madison, sécurisant sa position, traitant les blessures tandis que Bibichut continuait de soigner sans se laisser perturber. Petite princesse qu’elle était.
Sa patiente ouvrit brutalement des yeux en amende d’un vert intense et Lilibelle lui adressa un sourire, espérant qu’elle n’avait pas entendu la même chose, qu’elle n’avait pas accepté cette offre. Espérant que la patiente pour laquelle elle était prête à donner sa vie n’allait pas la prendre par égoïsme. « Ravie de vous retrouver parmi nous, » déclara-t-elle doucement tandis qu’elle sécurisait un autre bandage à l’aide de scotch médical. Et alors que le regard de sa patiente dérivait, confus, vers le ciel, Lilibelle se vit soudain bousculée par le ptera. S’exclamant, pensant qu’il s’en prenait à nouveau à sa dresseuse, la soigneuse tenta de le repousser de… il s’envola, de justesse pour éviter un débris qui s’écrasa à moins d’un mètre de leur emplacement.
Le mugissement, les tremblements, les claquements, éclatements, les projections qui volèrent en éclat, lui explosant au visage, blessant la moindre partie d’elle exposée. Elle n’en vit rien. Se jetant sur sa bibichut avec un cri mêlant terreur et détermination, la soigneuse se roula en boule autour de sa Pokémon, ignorant le glapissement terrifié de la petite boule rose.

Elle n’avait rien vu, elle ne regardait pas la scène, elle tournait le dos au Ptera pour protéger sa patiente. Elle n’avait rien vu.

Elle n’avait pas besoin de voir pour sentir la terre fleurir juste à côté d’elle, les débris des bâtiments abattus éclatant comme les parties d’un mécanisme à ressort. Elle n’avait pas besoin de voir pour se faire percuter de plein fouet et être projetée sous l’impact.

Ce n’est pas parce qu’on ne voit pas le mal que le mal ne nous voit pas.

La douleur fleurit à tant d’endroits que Lilibelle était incapable de tous les nommers. Et elle n’était pas au bout de ses peines. Resserrant sa prise sur Bibichut, elle ferma les yeux, la tête baissée dans l’espoir d’amoindrir les dégâts… jusqu’à ce que le sol ne la percute, lui coupant le souffle.

… Le train allait un peu vite à son goût, le paysage défilant trop vite pour qu’elle puisse discerner quoique ce soit et c’était pourtant tout l’intérêt du train ! Voir, apprécier, découvrir ce qu’elle ne voyait pas d’ordinaire. Mais il allait si vite et les visages étaient flous et les paroles de son père n’avaient aucun sens et quelque chose de doux lui frottait le visage, lui chatouillait le nez. Et, franchement, si les gens pouvaient gentiment fermer leur clapet. Trop de bruit, trop bruyant, trop vite, trop doux. Lilibelle tenta de repousser ce qui lui taquinait la joue mais la douleur la réveilla d’un coup, comme une piqûre de rappel, comme une décharge électrique.
Le cri s’étrangla à mi-chemin, la souffrance brutale de ses côtes l’étouffant pour ne laisser qu’un mince gémissement. « Bibi… ! » Elle le sentit, la chaleur diffuse, progressive, du soin, cherchant les plaies, cherchant les fractures, cherchant les éléments vitaux, urgents. Le regard de la soigneuse chercha le ciel obscurcis, éclairés par intermittence. Le rouge, le bleu, les arcs électriques comme des éclats de puissance qui ne pouvaient pas se contenter de frapper brutalement mais devaient s’exprimer aussi dans des éclats de lumières. Les bruits lui parvinrent lentement, d’abord les vibrations du sol qui lui arrachèrent une grimace de douleur. Côtes, songea-t-elle. Bras, ajouta-t-elle en se remémorant l’élancement qui l’avait ramené à la conscience. Ailbhe. Elle devait sauver Ailbhe. Il avait disparu sous un rocher. Non, la femme enceinte. Elle avait… elle était tomb-mais elle se rappelait de ses yeux ouverts, verts, conscients et alertes. Pas morts. Non, pas morts. Elle.

Marinette.

Lilibelle ne put retenir un glapissement lorsqu’elle sentit l’une de ses côtes se remettre en place dans un claquement sec, la douleur la faisant tressaillir. Elle inspira. Nope, elle en avait probablement d’autres. « Attends… » souffla-t-elle. L’afflux de chaleur s’intensifia, bibichut tournant vers elle ce que la soigneuse pouvait probablement deviner comme étant un regard noir derrière ses mèches de cheveux roses et elle ne put retenir un rire qui s’acheva dans un gargouillis douloureux.
Un crissement non loin. Lilibelle se tendit, ignorant la protestation douloureuse de ses muscles abusés. La jeune soigneuse inclina la tête, grimaçant lorsqu’elle sentit son cuir chevelu certainement abimé d’une belle entaille. Là, debout, difficile à voir, difficile à deviner. Sa patiente. En vie. Son nez piqua, ses yeux brûlèrent et elle sentit les larmes grossir au coin de ses yeux, gagner en taille et s’écouler malgré elle. Elle était en vie. Son ptera ne l’avait pas attaquée, il l’avait sauvée. Bon dieu, elle lui devait un paquet d’excuses. Et probablement un paquet de biscuits pour se faire pardonner et le féliciter. Est-ce qu’il accepterait un câlin ? Elle voulait s- le contact froid et tremblant des doigts rendirent de la définition à sa vue et de la concentration à son esprit malmené. Elle put dévisagea sa patiente du regard, un sourire aux lèvres. Elle était en vie. Elle- Qu’est-ce qu’elle faisait ? Qu’est-ce que- non ? Non !

La silhouette de la jeune femme s’éloigna et Lilibelle se débattit, son corps brisé refusant de coopérer. La chaleur du soin de Bibichut et du Queulorior brûlèrent le long de ses muscles déchirés, remettant en place ce qui avait été déplacé jusqu’à ce qu’elle… réalise qu’elle était en train de ramper à la suite de la jeune femme. Laquelle s’était éloignée, le poing dressé vers les cieux, la voix aboyant des mots qui mirent un temps à prendre du sens et.

Lilibelle serra les mâchoires et força son esprit à se concentrer. « Stop, » ordonna-t-elle à Bibichut. Lequel, entendant le ton péremptoire, interrompit les soins. La soigneuse se redressa à quatre pattes, son bras droit refusait de répondre. Les soins s’étaient concentrés sur ce qu’il y avait d’important, être ambidextre n’en faisait pas partie, elle verrait plus tard. Probablement une fracture. Peut-être deux. Ses côtes restaient sensibles et vulnérables mais son diaphragme n’était pas - plus ? - percé et ses poumons étaient en parfait état comme en attestait l’inspiration profonde qu’elle put prendre avec des protestations minimales de ses muscles traumatisés. Elle allait en avoir des bleus à compter après tout ça. S’il y avait un après.
Se redressant péniblement, la soigneuse s’empara de Bibichut d’un bras, tenant la petite Pokémon contre elle. Elle avait trop mal pour avoir peur, trop mal pour angoisser… il y avait du boulot. S’enfuir ? Et puis quoi encore. Elle fronça le nez à l’attention du dos de sa sauteuse - chacun son tour, pas vrai ? -  et s’éloigna vers…

Le triage.

Le visage de Lilibelle se défit, la pâleur volant le peu de couleur qui lui restait. Abandonnant toute précaution, elle dévala les gravats, hurlant lorsqu’elle trébucha et se réceptionna sur son bras blessé. Là où le carnage de la fête n'y était pas parvenu, la douleur lui fit rendre le contenu de son estomac. Peut-être un traumatisme crânien, aussi ? Pas important. Pas grave. Plus tard. Le coeur au bord des lèvres, elle sonda les alentours et… et au moins au triage elle savait où donner de la tête mais là… Là ! Un éclat rose clair. Ivy ? Malgré elle, la soigneuse se précipita mais ce n’était pas sa petite évoli, c’était une jeune femme et elle s’éloignait d’une personne au sol pour faire face au steelix et…
« Je vais te crever ! » L’aplomb, la détermination, la rage aussi, traversèrent le champ de bataille jusqu'à elle. Lilibelle sentit son corps fatigué gagné d’une nouvelle énergie, d’une nouvelle volonté. Elle qui n’avait pas une fibre belliqueuse - la plupart du temps - jeta un regard mauvais vers le steelix, vers la créature filiforme qui trônait dans le ciel. « Ivy ! » Et comme par magie, la petite évoli apparu au sommet d’un gravat, loin, trop loin. Petit bout de barbapapa couvert de suie, de poussière et… blessée. Sa petite puce était blessée. La résolution de la soigneuse vacilla. Lilibelle leva le nez vers le steelix sombre qui avait protégé Ivy, vers le farfadet qui donnait tout ce qu’il avait pour l’abattre, aux efforts des uns et des autres. Elle n’avait pas envie, elle voulait juste récupérer Ivy, la garder contre elle comme Bibichut et la protéger à tout prix. C’est la gorge nouée et le coeur au bord des lèvres : « Coup d’main sur le Steelix et le Farfuret ! » lança-t-elle et elle ajouta, un grondement dans la voix : « Et lance Morsure sur ce fils de ferdeter ! » La petite évoli, dressée comme un marshmallow au coeur de la nuit noir, la queue relevée comme un défi se détourna avec une exclamation.

Espérant de tout coeur qu’Ivy resterait en sécurité, Lilibelle se précipita vers le triage. Et s’interrompit bien avant. La personne laissée au coeur des décombres  par la dresseuse n’était pas morte comme la soigneuse l’avait d’abord imaginé.  Suivie par le quelorior et bibichut dans les bras, elle se précipita vers la silhouette esseulée, le rythme de ses pas ralentissant à mesure qu’elle découvrait l’ampleur des dégâts. Elle se laissa tomber à genoux face au jeune homme, son regard glissant sur le corps étranger qui le traversait de part en part, le tissu utilisé pour colmater, contenir le sang. Son propre corps protestait. S’allonger. Dormir. Se recroqueviller dans un coin avec ses pokémons et laisser aux autres le plaisir de s’occuper de toute cette merde. L’épuisement menaçait franchement de l’abattre pour de bon mais entraînée par l’énergie vengeresse qu’elle pouvait entendre dans la voix de la dresseuse du steelix, Lilibelle carra les épaules, grimaçant lorsque son bras droit envoya un éclair de douleur qui sembla ricocher à chaque recoin de son corps.

Elle le connaissait, réalisa-t-elle avec un temps de retard. C’était le ranger qui-. Repoussant la pensée de côté, Lilibelle rassemblant son professionnalisme, s’installa à genoux à côté du ranger et posa doucement Bibichut à côté d’elle. « On va s’occuper de vous, » lui dit-elle doucement, la voix rauque. Elle devait avoir fière allure, couverte de sang, de poussière, de cendre et de tout ce que cette merde avait bien pu lui jeter à la gueule. Elle ausculta péniblement, s’assurant qu’il n’y avait pas d’autres blessures - au cas où il y aurait pire que de se retrouver transpercé de part en part par un corps étranger - et jetant un oeil aux zones impactées. Au moins c’était une percée propre…
« Bibichut, je veux que tu utilises tes pouvoirs psychiques pour éviter au Ranger de se vider de son sang, concentre toi sur ce qui se trouve autour du corps étranger. » Elles s’étaient entraînées, un peu. Bibichut était un Pokémon idéal pour le soin, Lilibelle s’en était rapidement rendu compte et avait fait de son mieux pour se préparer mais c’était bien la première fois qu’elle devait gérer un cas pareil. « Dès que je l’aurais retiré, tu lances Fontaine de Vie. Il va falloir y aller fort, » précisa-t-elle en caressant de sa main libre la tête de sa petite Pokémon. « Sois prudente, pas trop fort pour notre patient. Je veux une reconstruction progressive et dirigée. Je sais que tu es fatiguée mais est-ce que tu vois le chemin logique ? Extérieur vers intérieur, » précisa-t-elle. Lilibelle baissa les yeux vers sa petite compagne, laquelle avait la tête tournée vers leur patient. Quelques instants furent nécessaire mais la Pokémon hocha fermement la tête. Une reconstruction progressive, en partant des bords extérieurs de la plaie vers l’intérieur. Une Fontaine de vie concentrée pour ne pas laisser le temps au sang de s’échapper et de former une hémorragie interne. Lilibelle fouilla dans son sac et tendit à Even un morceau de cuir. « Mordez là-dedans, ça va pas être agréable mais on va faire de notre mieux. »
Une fois le morceau de cuir fermement entre les mâchoires du ranger, Lilibelle se redressa, abandonnant bibichut à côté de leur patient. La Pokémon était intensément concentrée, préparant le site d’opération dans sa tête. « Prête ? » demanda-t-elle résolument, elle planta son regard dans celui d’Even, le soutenant avec détermination. Il allait avoir besoin d’un point d’ancrage, il pouvait le trouver n’importe où ailleurs mais elle lui en offrait un. Enroulant ses doigts autour du corps étranger, elle espéra avoir la force nécessaire pour le retirer d’un coup. N’importe quel autre jour, n’importe quel autre moment, elle n’aurait pas eu le moindre doute mais elle avait déjà une journée folle à son compteur et le doute restait logique. « Chut ! » Sans laisser le temps au ranger de se tendre, Lilibelle tira d’un coup sec sur l’objet.
On ne réalise la profondeur du corps humain que lorsqu’il faut en extirper quelque chose qui le traverse complètement. Le mouvement manqua d’envoyer Lilibelle valser en arrière, déclenchant un véritable festival de douleurs, manquant de lui faire perdre connaissance et lui coupant le souffle, ramenant de nouvelles larmes au coin de ses yeux rougis. Instantanément, Bibichut lança Fontaine de Vie, déversant son énergie pour préserver Even et, avec un peu de chance, le sauver.