n temps mort.

Au sens propre comme au sens figuré. Le temps de préparer le triage, d’assurer que tout un chacun disposait des outils nécessaires et du matériel prêt à être utilisé, déployé, les premiers blessés avaient déjà été pris en charge. Ceux à même de se déplacer avaient rejoint le flot de la foule, se mêlant à la marée paniquée qui se déplaçait de part et d’autre, tentait de se glisser dans la brèche que les dresseurs étaient parvenus à ouvrir et… et Lilibelle s’était entraînée à rejoindre cette partie calme d’elle-même, celle qui permettait de rester serein même durant un moment critique d’une opération, cette partie qui lui permettait de garder les mains stables alors que la vie d’un être se balançait sur le fil du rasoir.

Elle s’y était réfugiée comme une gamine au milieu d’un raz-de-marée. Mais l’horreur dont elle était témoin la tirait de force sur le front. Le temps mort, à l’image de ces vies fauchées, s’était brutalement interrompu et le flot de blessés avait inondé le triage, débordant les barrages qu’ils avaient mis en place. Lilibelle se réfugia en son fort intérieur, gérant le flot, dirigeant les blessés… et prenant les décisions difficiles. Les causes perdues, l’arrêt des soins, c’était vers elle qu’on se tournait désormais pour prononcer la sentence et à chaque fois qu’elle secouait la tête, refusait le traitement d’une personne parce qu’elle savait, elle savait que la personne n’allait pas s’en sortir, que c’était une perte de temps, d’effort et de ressources, c’était une partie d’elle qui s’effritait et disparaissait dans un hurlement déchirant. Chaque vie qui s’éteignait sous sa supervision emportait un petit bout d’elle, fragilisait le calme précaire qu’elle avait réussi à instaurer. C’était ce gosse que sa mère serrait dans ses bras en se balançant d’avant en arrière, ses sanglots désormais silencieux. Elle avait su, elle aussi. Son enfant était mort avant d’arriver au triage, mais l’espoir fou l’avait poussée à venir quand même. C’était cet homme qui serrait contre lui le corps sans vie de son mari, pleurant si fort que l’intégralité de son corps était secoué de spasmes violents.
Les corps recouverts de draps qui se teintaient trop vite de rouge et de sombre, vides et creux aux endroits qui devraient être pleins, se multipliaient plus vite qu’ils n’avaient d’espace pour les entreposer. Et c’était pire dehors où les plaintes se mêlaient en un chant funèbre que Lilibelle refusait d’écouter, refusait devoir. Elle avait bien assez d’horreur sous les yeux, bien assez de cauchemars pour ses nuits à venir dans cette petite zone qu’ils avaient délimitée pour prendre en charge les blessés.

Son jean et son Hoodie de la fête des lendemains qu’elle avait fièrement acheté et recouvert de gommette était imbibé de liquides et elle avait cessé d’essayer de déterminer s’il s’agissait de sang, de larmes ou d’autre chose. Elle n’avait pas le temps pour ça.
Elle croisa le regard paniqué de Matthew et hocha la tête à son attention, tentant de lui transmettre sa détermination, consciente que la sienne vacillait déjà, se faisait toute petite au regard du cauchemar qui prenait vie autour d’eux. Elle retourna à son carnage organisé et lui redoubla l’intensité de sa protection et Lilibelle ravala ses propres larmes, raffermissant sa détermination. S’ils se battaient pour lui offrir un sanctuaire pour sauver des vies, elle n’avait pas le temps de flancher, elle n’avait pas le temps d’être égoïste.

Elle ne s’appartenait pas.

« M’zelle ? » Lilibelle releva des yeux limpides vers l’infirmier, lequel avait le regard un rien trop large, un rien trop blanc, le désespoir s’était accrochée au bord de ses cils et manquait d’arracher son coeur avec le reste de sa volonté. « Vous connaissait un peu de LSM ? » Elle hocha la tête, perdue pour les mots, perdue… p’têt un peu perdue tout court, aussi. Son humanité s’envolait par morceaux, le langage était le premier à se faire la malle on dirait. Derrière l’infirmier se tenait une jeune femme, l’air confuse, ne nécessitant pas l’intervention du triage 3 mais en passe de nécessiter celui du 2. Lilibelle se redressa en retirant les gants qu’elle avait enfilé et les jeta par terre. Ils nettoieraient plus tard - s’ils étaient encore en vie pour le faire - et s’approcha de la patiente, notant la plaie béante qui lui coupait le front et déversait du sang sur son visage, collant l’un de ses yeux. D’autres plaies et égratignures étaient visibles ou pouvait être devinées… Signant maladroitement et lentement, la soigneuse demanda tout en parlant distinctement au cas où elle pouvait lire sur les lèvres :

« Je vais m’occuper de vous, suivez-moi. »

Elle emmena la jeune femme un rien à l’écart et entreprit de s’occuper de ses blessures. Elle sortit Bibichut de sa pokéball, la petite Pokémon s’installant sur les genoux de sa dresseuse pendant que celle-ci s’occupait de sa patiente. Les blessures de cette dernier n’étaient, au moins, pas mortelles. Lilibelle désinfecta, nettoya, laissant la charge de condamner les malheureux à quelqu’un d’autre, Bibichut l’aidant silencieusement malgré la surcharge émotionnelle qui l’entourait et la faisait trembler. « Concentre-toi sur moi, puce, » murmura Lilibelle à l’attention de sa Pokémon, sa voix douce et calme, tentant d’offrir à la petite un îlot de calme au coeur de la tempête.
Il y avait quelque chose de fondamentalement apaisant à aider quelqu’un qui irait mieux. Une cicatrice, peut-être, mais rien de bien grave. Les contusions étaient multiples et, signant gauchement, Lilibelle expliqua ce qu’elle voyait, ce qu’elle recommandait et ce qu’elle faisait tout en précisant que Bibichut agissait également, soignant lentement, prudemment.
C’était compliqué, évidemment, de jongler entre parler avec les mains et se servir desdites mains pour soigner mais au moins l’oeil collé par le sang de Gabriel retrouva rapidement la vue tandis que la plaie sur son front se voyait promptement traitée. Travaillant aussi vite qu’elle le pouvait tout en évitant prudemment d’infliger la moindre douleur à sa patiente, Lilibelle referma la plaie après l’avoir anesthésiée et la couvrit d’une compresse qu’elle maintint en place à l’aide d’un bandage. Par précaution, elle s’assura qu’elle n’avait pas de commotion ni de traumatisme crânien et, une fois rassurée, baissa les yeux vers sa patiente et indiqua calmement : « Restez tranquille, si vous vomissez ou ne vous sentez pas bien, revenez me voir. » Elle leva les yeux vers l’environnement chaotique, les cris, les pleurs et l’horreur et les baissa à nouveau vers Gabriel, reniflant pour retenir ses larmes : « Trouvez un coin calme si vous le pouvez et prenez soin de vous. »

Et puis le choc, les hurlements qui redoublèrent soudain malgré l’aide du smogogo dont l’aromathérapie aidait au moins à calmer les esprits. Le ventre noué d’angoisse pour Ivy, Lilibelle se précipita à l’entrée du triage pour voir la jeune femme qui s’était envolée avec son Ptera disparaître, frappée de plein fouet par le steelix.

Elle était enceinte.

Elle était… Se tournant, le regard fou, vers l’infirmier qui était venu la chercher :

« Tenez bon, je reviens. Dites à Charlotte d’arrêter ses efforts, son patient est mort. D’autres attendent leur tour. » Elle tourna les talons, faisant rentrer son bibichut dans sa pokéball pour le trajet, mais elle se tourna à nouveau vers lui. « On fait la différence, » lui dit-elle, un pauvre sourire aux lèvres, « Chaque fois qu’on danse avec la mort, on lui arrache un patient et on lui redonne le souffle. On est le phare au coeur de la tempête, gardez la lumière intacte ! »

Se détournant du triage, Lilibelle s’élança sans attendre, le coeur au bord des lèvres. Elle avait les yeux rivés vers l’immeuble contre lequel sa future patiente s’était écrasée. C’est en ignorant les puzzles qui s’étaient éclatés au sol, qu’ils soient de chair ou de pierre, qu’elle trébucha sur l’une de ses pièces et s’écrasa au sol dans une exclamation de surprise et d’horreur. Face à elle, le visage figé d’une mère, les yeux fermés, l’air presque paisible alors que dans ses bras reposait le corps recroquevillé d’une fillette. Les cheveux blonds ternis par le sang, coiffés en couettes exubérantes, Lilibelle les avait déjà croisés au cour d’une danse pendant la fête, elle pouvait encore la voir rire aux éclats, la tête rejetée en arrière faisant briller de mille feux le collier en toc qu’elle portait autour du cou. La gorge nouée, Lilibelle baissa les yeux pour voir ce qui l’avait faite trébucher et croisa le regard rempli d’horreur désespérée du père à qui elle avait tendu Marinette, au terme de leur danse endiablée. Lui qui riait aussi moins d’une heure auparavant, ses yeux noisettes éclairés d’une lueur chaleureuse étaient désormais froids et éteint et… et Lilibelle avait une vie à sauver, plusieurs mêmes, elle n’avait pas le temps.

Elle ne s’appartenait pas.

Inutile de se rappeler que sa propre mère s’était recroquevillée de cette façon pour la protéger des éléments, inutile de faire le parallèle avec son père. Inutile. Il était trop tard. Se relevant et ignorant les égratignures qui lui piquaient les genoux et les paumes, Lilibelle reprit sa route, escaladant les gravats. Pour se retrouver nez à nez avec une scène… Lilibelle s’était attendue au pire, peut-être pas à ça. La jeune femme était agenouillée face à un ptera dont la gueule béait sur des crocs d’ivoires teintés de rouge et aux pattes duquel reposait un bras. Arraché.
Du tréfonds de sa poitrine s’éleva un hurlement sauvage tandis qu’elle s’élançait à l’assaut du monstre ailé qui avait perdu la tête et s’était attaqué à sa maîtresse. Après le steelix, le ptera ?! Elle percuta de plein fouet le Pokémon et tenta de le repousser du mieux qu’elle pouvait pour l’éloigner de Madison… et c’est elle qui se vit repoussée d’un revers d’aile. Comme une arrière-pensée, à peine l’intérêt consacrée à une mouche dérangeante. Vacillant en arrière de quelques pas, elle fit face à la gueule du ptera, à ses crocs énormes, au regard sévère… mais dénué d’agressivité et s’immobilisa, confuse. Il gronda, son poitrail profond vibrant d’un avertissement dont la sauvagerie était absente.

Ca n’avait aucun putain de sens ?

La soigneuse baissa les yeux sur le bras à la jointure déchirée. Un bras noir qu’elle avait initialement attribué à un long gant, un peu fantaisiste mais élégant. Il n’en était rien. La chair noircie avait l’air parfaitement normale… si ce n’était qu’elle était noire. Relevant les yeux vers le Ptera, méfiante mais partiellement rassurée, Lilibelle hocha la tête, inspira à fond et se tourna vers la jeune femme, s’agenouillant à côté d’elle et l’auscultant rapidement tout en sortant Bibichut de sa pokéball. « Vibra soin, » murmura-t-elle calmement, tentant d’apaiser la propre folie qui menaçait de lui arracher sa maîtrise d’elle-même.
Elle guida doucement la jeune femme pour l’allonger, non sans avoir étendu son hoodie au préalable. C’était loin d’un élément stérile mais ça restait moins pire que l’amas non identifiait qui reposait au sol. « Concentre-toi sur le bras, il a cautérisé la plaie, on n’a pas trop à craindre d’une hémorragie mais je préfère m’assurer qu’il n’y a rien à l’intérieur. » La petite Pokémon hocha fermement la tête, puisant dans l’espèce de calme que lui prodiguait sa dresseuse pour rester concentrer malgré le maelström d’émotion qu’était devenue la place. Le tout en ignorant la menace terrible qui continuait de grincer non loin. Lilibelle parla doucement, tenant la main de sa patiente : « Je m’appelle Lilibelle, vous avez été attaquée par le steelix et êtes tombée, je suis soigneuse. » Comment parler du ptera qui lui avait arraché un bras ? C’était quoi ce- non. C’était pas le sujet. Le Ptera se trouvait dans son dos, la jeune femme s’était arrangée pour se trouver entre le Pokémon et la jeune femme, au cas où il perdait à nouveau les pédales. « Serrez mes doigts si vous m’entendez, » demanda-t-elle fermement, sa voix calme mais assez forte pour être entendue clairement.
De son autre main, elle palpait doucement le ventre, cherchant… là. Frémissant de peur, Lilibelle rattrapa son contrôle et s’adressa à sa Bibichut : « Une fois assurée du bras, je veux que tu fasses de ton mieux pour t’occuper de son ventre, je m’occupe du reste. » Laissant la place à sa Pokémon lorsque celle-ci dirigea ses soins vers le ventre de leur patiente, Lilibelle entreprit de s’occuper des plaies moins urgentes, nettoyant et pansant ce qu’elle pouvait.

Elle observa du coin de l’oeil l’immeuble s’effondrer et pria de toutes ses forces. « Ivy, » gémit-elle, l’angoisse menaçant de percer ses défenses et de la submerger, « sois prudente. » Difficile de voir le petit bout de barbapapa mais elle faisait confiance à la petite évoli pour se montrer maline.. d’autant qu’elle n’était pas seule et qu’elle était entourée de pokémons puissants. Avec un peu de chance, l’un d’entre eux allait prendre soin d’elle et la protéger. Sans compter Poppy. Ils étaient indépendants, ils savaient ce qu’elle attendait d’eux… ce n’était pour autant pas bien évident. Et alors qu’elle enroulait un bandage autour d’une plaie pendant que Bibichut déversait ses soins lentement, attentivement, un éclat rose au milieu des décombres, protégé par un énorme steelix aux couleurs sombres, un Pokémon terrible mais bienveillant pour contrebalancer l’horreur de son confrère. Un noeud se défit au creux de sa poitrine… qui se resserra lorsqu’un débris énorme se jeta au milieu de la foule. Et ce noeud là, il menaçait de l’étouffer, de lui voler le souffle qu’elle avait tenté de garder parce qu’elle était presque sûre qu’elle connaissait la tête aux mèches d’ébènes qui avait disparu sous les décombres.
Cette fois-ci, le hurlement d’horreur provenait de sa propre gorge et fit écho à une centaine d’autres, noyé sous la masse.