Derrière tous ces tissus bariolées, derrière toutes ces couleurs criardes, derrière le fard et l’maquillage, il y a quelque chose qui nous relie, les gens de ce cirque et moi. Le besoin de fric. Et c’est bien pour ça qu’à peu près tout ici semble être fait et pensé et prévu pour plumer le moindre Poichigeons qui s’promènent et qui traînent ses pattes dans l’coin. Il y a des odeurs et du bruit, partout, et ça bouge et ça abonde de toute part, et ce si bien que ce microcosme m’semble être autant épileptique que lourdement cocaïné. C’est frénétique, ça fourmille et ce spectacle me semble terriblement humain. C’est l’index et le pouce de ce type qui se frottent, l’un sur l’autre, qui m’amène là-dedans, dans ces maigres pensées qui s’bousculent, et c’est comme si ma question était simple mais que sa réponse était coûteuse. Et mes poches, elles, toujours vides. Alors je hausse un peu les épaules, moi aussi, comme beaucoup d’autres l’ont fait avant moi, devant moi, et je m’dis que le silence est d’autant plus lourd dans le tourbillon de cette cacophonie… Jusqu’à ce qu’on commence à m’tousser à la tronche. J’ai le poids de toute une main sur mon épaule, et toute la masse de sa voix dans mes tympans, et ça tape. Ça tape et ça pétarade, de lourd nuage de fumée s’formant pour déferler sur ma face, comme si c’était une autre porte à défoncer. Mes sourcils, je sens qu’ils se froncent, et que chacun d’mes muscles se tendent. Bordel, je m’fais sermonner et c’est comme si tout son être voulait m’foutre à terre, comme si sa voix et ses trippes voulaient prendre d’assaut mon esprit pour n’laisser rien d’autre que des ruines. « J’suis pas payé du tout moi, que j’lui réponds, le taff, c’est de la vie volée, alors très peu pour moi. » Et j’ai immédiatement cette impression d’entendre parler un Ailbhe provenant du passé, un Ailbhe venant de déposer une lettre de démission sur le bureau d’un patron, d’un responsable des ressources humaines, ou quelque chose d’autre du même genre que ça. On m’a déjà volé des années d’ma vie, et j’ai pas tellement cette envie de m’laisser dérober mon temps à nouveau…

Mon bras vient alors balayer d’lui-même cette main posée sur mon épaule, et je continue de fixer ce type dans l’blanc des yeux, à travers le blême et l’blafard de la fumée que ses poumons semblent recracher, sans vraiment discontinuer, un peu comme une de ces usines. Et pourtant, je sens bien que j’suis en face d’un Smogogo proche de l’autodestruction, et que ses bras de Roitiflam pourraient m’broyer, mais je reste là, devant lui, assez longtemps pour ajouter quelque chose qui ressemble un peu à ça : « Et putain, si t’avais deux ronds d’humanité et de jugeote, tu capterais que ça apporte rien d’parler à des employés comme à des Ponchiots… » Et j’crois bien qu’il y a une insulte après ça, quelque chose qui franchit mes lèvres sans vraiment que j’parvienne à m’en rendre compte, quelque chose qui glisse comme un Tiplouf sur la banquise, et qu’importe. Je me tire de là, et je le laisse derrière moi. Je me mélange plus ou moins consciemment à la foule pour éviter l’conflit. Je mets des corps entre lui et moi, lâchant quelques regards par-dessus mon épaule, et c’est peut-être un reflexe qui vient ressurgir des tréfonds d’mon enfance et d’mon adolescence dans les banlieues de Syene, et qu’importe. Dans la foule, je bouscule un peu un mec, une espèce de géant grimé en clown et à la voix aussi puissante que celle de l’autre, et je dis pas grand-chose de plus. Je trace mon chemin, le pas pressé. Jusqu’à me retrouver devant ce chapiteau principal, qui se dresse, auguste et imposant, un peu comme un colosse au milieu des Fermites.

Et voilà. Je commence seulement à comprendre pourquoi certains ricanaient, lorsque j’déambulais, et que je demandais où j’pouvais bien trouver Adriana Marques. C’est que si la championne des lieux devait être quelque part, c’était certainement là. Et, elle est là. Je m’engouffre sous ce toit d’étoffes, et il y a une certaine chaleur qui m’recouvre subitement, comme si le vent de l’hiver n’était pas autorisé à s’pointer là-dessous, comme s’il avait interdiction d’souffler sur les flammes de la jeune femme. Je m’avance vers elle, silencieux, et je sais que c’est elle. Ses cheveux la trahissent, et le feu dans ses yeux aussi. « Madame Marques ? » que je lâche alors, comme pour demander une confirmation dont je n’ai pas vraiment besoin. « Ailbhe J. Cassady, que j’en viens à m’présenter, on m’a envoyé vers vous pour une interview… ». Je tire l’une de mes deux mains du fond d’mon jean ne serait-ce que pour la tendre vers elle, un peu comme il me semble que je suis censé l’faire. Mais ça n’semble peut-être pas si naturel que ça, venant d’moi. C’est qu’il y a des codes que je n’ai jamais vraiment eu, mais mes lèvres, elles s’étirent et elles illuminent la partie basse de mon visage, comme si je désirais lui inspirer un peu d’confiance et de sympathie. Mais cette lumière, elle se heurte à l’obscurité terne de mes cernes, et je n'peux pas tellement mentir sur ce que je suis vraiment. « C’est pas vraiment la meilleure manière d’entamer la conversation, que j’bafouille, mais j’vous prie d’accepter toutes mes excuses pour mon retard. » Et bordel, je m’demande de plus en plus pourquoi ils m’ont envoyé pour faire ce genre de boulot…

Ailbhe envoie bouler le mec l'ayant pris pour un employé, et se tire avant que ça n'dégénère. Dans sa fuite, il bouscule Bruce mais ne lui accorde pas plus d'attention que ça. Il se retrouve alors devant le chapiteau principal, dans lequel il pénètre, avant de tomber sur Adriana Marques, et de se présenter.