J'ignore combien de temps s'est écoulé depuis que je suis là, allongée sur le sol de mon bureau. Ma joue est collée au plancher et ma tête pulse encore. Je crois que je me suis endormie. Il fait sombre maintenant. Je n'ose pas bouger, je n'en ai pas envie. Je préfère rester là, inanimée. Je garde les yeux clos, laisse la respiration régulière de Stravinsky m'apaiser et me réconforter. Il est couché sur moi, fait office de couverture. Je me recroqueville, prend une position foetale alors que j'enfouis mon visage dans les tentacules qui lui servent de cheveux. J'ai envie de disparaître. De fondre. Alors je tends l'oreille, essaie de déterminer s'il y a encore du monde dans le bureau. Lorsque je sortirai je n'ai pas envie de croiser personne, de devoir leur parler, expliquer. J'ai l'impression de m'être honteusement donnée en spectacle et que, maintenant, on ne me regardera plus du même oeil.

Et que dire de la présence inattendue de Walter ? Des fleurs ? C'est probablement parce que mon anniversaire approche. Qu'il a voulu en profiter pour réparer les pots cassés maintenant qu'il a quitté sa femme. Ou est-ce elle qui est partie ? A-t-elle eu la force de faire ce que moi je n'ai pas réussi à accomplir ? Aucune idée. Je n'ai pas eu droits aux détails. Je n'ai pas voulu les demander et je n'étais pas dans l'état de les recevoir de toute façon. Je soupire, le coeur en peine. Une part de moi se demande si, à une autre époque, je n'aurais pas accepté qu'il revienne dans ma vie. Si je n'aurais pas été assez vulnérable pour dire oui. Sauf que maintenant j'ai Arsène. Une autre situation problématique dans laquelle j'ai choisi de m'investir. D'ailleurs... il était là, n'est-ce pas ? Il a dû s'inquiéter, à cause de l'appel. C'est pour ça que j'ai entendu sa voix, que j'ai vu Rei. Je pense qu'il a menacé Walter, je n'en suis pas certaine. J'espère qu'il va bien. Il doit se poser tant de questions. Est-il inquiet ? Se sent-il menacé par l'apparition surprise de mon ex ? Le connaissant c'est presque certain, surtout considérant que l'autre homme avait été celui qui m'avait aidée. Il devait se sentir impuissant, inutile, je devrais le réconforter et prendre le temps de lui donner des mots d'affirmation et...

Non, stop. J'étais trop fatiguée, trop drainée pour penser à tout cela. Je devais prendre soin de moi en priorité. Lui devrait s'occuper de lui-même pour une fois, trouver en son être la confiance nécessaire parce que j'étais sa partenaire et non plus sa psychologue. En devenant ce qui se voulait être une compagne sans oser en prononcer le nom, j'avais gagné le droit de vivre mes émotions et mes peines et de moi aussi recevoir son aide. Notre relation n'était plus à sens unique, elle avait perdu cette caractéristique pour la troquer contre d'autres.

Le bec recourbé de Stravinsky vient se poser contre ma joue et je croise son regard. La seiche est inquiète, soucieuse. Il a même l'air piteux et je devine qu'il s'est beaucoup inquiété. Alors je fais un effort, je sors un bras de sous sa protection réconfortante pour mieux aller lui caresser la tête, le remerciant ainsi pour sa compagnie et sa protection. Il fond, tout heureux alors que ses yeux se referment et qu'il me serre un peu plus fort. Malheureusement le sol n'en est pas plus confortable et je ne peux passer le reste de mes jours ici. Je vais devoir me ramasser à la petite cuillère et accepter que j'existe toujours. Alors, doucement, je m'assieds et laisse mon corps s'adapter pour éviter les étourdissement lorsque finalement je me remettrai debout sur les grandes perches qui me servent de jambes. Heureusement mon pokémon est là pour m'assister et, tout en douceur, je peux au moins m'asseoir à mon bureau et regarder amèrement l'écran noir où apparaissaient jadis ma liste des rendez-vous du jour. Tous annulés maintenant, probablement.

Je regarde mon téléphone et, comme je m'y attendais, j'ai un message. Juste un ? Oui, Arsène a tout mis dans le même. Il a sans doute eu peur de me déranger avec la sonnerie ou la vibration de l'appareil, préférant tout faire entrer dans une missive unique. J'apprécie le geste et, si je lis le message trop rapidement pour bénéficier de ses mots affectueux, je n'en perds pas le contenu utile : je peux aller chez lui, il m'offre le repas de mon choix. Je n'ai pas besoin de plus et ma réponse est bien sèche, reflétant sans doute mon état mental actuel. Évidemment, et malgré le temps qu'il a dû passer à attendre ma réponse, la sienne est immédiate. Il s'en occupe. Cool. C'est la seule réaction que j'ai l'énergie d'avoir.

Stravinsky m'implore de le laisser en dehors de sa balle, mais c'est non. Le connaissant il va faire de gros yeux à chaque individu qui n'aurait ne serait-ce que le malheur de nous regarder de travers. C'est sa manière de me protéger, je le sais, mais je n'ai pas envie d'attention supplémentaire. Pas aujourd'hui. Alors, dans le silence le plus complet malgré mes talons (des années de pratique), je récupère mes effets principaux et me dirige vers la sortie de mon bureau. Mes yeux se rapetissent lorsque j'ouvre la porte, me retrouvant nez à nez avec la lumière non tamisée de la salle d'attente. J'ai envie de feuler en direction des ampoules, mais m'en retiens tout juste lorsque je remarque madame Townshend qui sort de derrière son propre bureau pour venir me parler. Au secours.

Ça va mieux, Olivia ? J'ai annulé vos rendez-vous pour le reste de la journée et pour demain aussi, j'espère que j'ai bien fait.

Oui, merci.

Monsieur Slater vous passe le bonjour.

Je hoche la tête, ne rajoute rien et fait mon chemin vers la sortie. Je sais qu'elle aimerait me retenir et sans doute s'excuser. Peut-être croit-elle que cet incident est sa faute. Que si elle n'étais pas allée prendre son café à l'extérieur je n'aurais pas été laissée seule avec Walter et que, du même coup, ce meltdown aurait pu être évité. Malheureusement pour elle, si je n'ai pas la force de réconforter et de rassurer Arsène alors je ne l'ai certainement pas pour elle. Je veux juste fuir et gagner ma voiture. M'y installer, prendre un moment pour souffler et écouter de la musique pour me récompenser d'avoir quitté le plancher de mon bureau. Mais je n'en ai pas terminé, je dois encore conduire jusqu'à la demeure de mon violoniste préféré.

Heureusement le trajet est court, plus que celui qui me sépare de mon appartement miteux. C'est une part de ce qui a influencé ma décision, je l'avoue. Ça et l'idée de pouvoir manger des sushis sans avoir à les commander moi-même. Et une certitude, aussi : si je ne vais pas voir Arsène maintenant, je n'oserai plus jamais le faire. Si je retrouve mon bon sens, que je retrouve un semblant de conscience sociale, alors je n'oserai plus jamais lui adresser la parole. Pas après ce qu'il a vu. Et lui sera trop poli et trop effrayé de me déranger pour faire le premier pas avant un moment. Je n'ai pas envie de ça. Je ne veux pas le perdre. Alors je me gare devant chez lui, prends un autre moment pour respirer, le front appuyé contre mon volant. Allez, c'est la dernière ligne droite. J'ouvre la portière, referme derrière moi en verrouillant la porte et, la tête basse pour éviter de croiser son regard dans une fenêtre, je me dirige vers la porte d'entrée pour sonner. Bientôt je serai à nouveau en sureté, dans les bras de mon aimé.