Combien de temps avait-il attendu là, sur son canapé, qu'un météore vienne l'effacer de l'existence? Un bon moment. Il n'avait plus tellement la notion du temps. Assis sur son sofa, les mains couvrant délicatement son visage, Arsène essayait simplement, à ce stade, de contrôler sa respiration erratique. Son absol s'était blotti contre lui, la tête posée sur son genou, en soutient silencieux. Toute la demeure était plongée dans le silence, les autres chiens étant tranquillement en train de vaquer à leurs occupations.

Un bruit vint déranger l'homme dans sa crise. Juste là, sur sa table basse, l'écran de son portable s'était illuminé. Il pouvait voir son fond d'écran, une image par défaut du fabriquant. Un paysage montagneux d'Europa, qu'il n'avait jamais eu l'occasion de voir de ses yeux. De toute façon, ce n'était qu'un outil, il n'avait pas l'utilité de personnaliser l'appareil avec ses propres photos. Et puis, même s'il le voulait, il ne serait même pas capable de prendre un cliché sans trembler, il n'en avait plus la force physique.

— Qu'est-ce que c'est...?

Il s'était contenté d'écarter un doigt ou deux, juste pour laisser à son oeil l'espace adéquat pour voir autour de lui. Il s'était penché un peu plus en avant pour voir la notification. "Rendez-vous". Quel rendez-vous? Arsène fronçait les sourcils, incapable de se souvenir. Il était si anxieux dernièrement qu'il oubliait tout, même le plus important- oh. Ça y est. L'épiphanie. La réalisation. L'éclair de lucidité.

— Merde!

Le brun avait bondit de son canapé pour attraper son téléphone. Il avait complètement oublié. Est-ce qu'il était déjà en retard? Ce n'était pas correct, pas le moins du monde. Mais là, il n'avait pas le choix: il cliquait sur le numéro de téléphone que sa soeur lui avait intelligemment enregistré dans le répertoire, et, le portable coincé entre son épaule et sa joue, il s'activait dans l'escalier pour rejoindre sa chambre. Le tout talonné par Reichenbach, qui n'avait pas bien compris ce qu'il se passait. Une voix féminine finit par sortir du téléphone. Arsène se présentait alors, notifiait qu'il serait en retard, et s'excusait par avance. Rapide, bref, si bien que son interlocutrice n'avait peut-être même pas fini sa phrase alors qu'il raccrochait et jetait l'appareil sur son lit. Quel abruti. Doublé d'un impoli, parce qu'il avait raccroché sans que la secrétaire ne puisse parler. Il avait hésité un instant à appeler encore une fois pour s'excuser, mais ça ne ferait que lui faire perdre plus de temps.

Allez, se préparer. S'habiller. Se donner une apparence un brin moins alarmante, si possible. Ses cernes étaient des plus profondes, virant presque au violacé au coin de ses yeux perçants. Calliope aurait peut-être un moyen d'atténuer la catastrophe? Est-ce qu'il l'appellerai pour lui demander? Non, pas le temps. Puis, la connaissant, elle commencerait par dire qu'il manque de sommeil et devrait dormir plus, ce qui, en soit, n'était pas totalement faux. Et puis, il n'allait pas l'inquiéter avec ça. Tant pis. De toute façon, arriverait bien le jour où la femme de science voudra se pencher sur son manque de repos manifeste. Il soupirait avec un brin d'appréhension, essayant déjà de se jouer un éventuel dialogue dans sa tête. Préparation qui ne lui convenait absolument pas, car il était bien incapable de prévoir les mots d'Olivia.

Malgré le retard évident qui ne faisait que grandir de minutes en minutes, Arsène prit le temps de choisir un costume adéquat. Les couleurs ont un sens, et l'homme faisait toujours en sorte de renvoyer l'image prévue. Un costume bleu sombre? "Sincérité et maîtrise de soi". Étrangement, cela faisait longtemps qu'il n'avait pas porté de bleu. Non. Gris, alors? "Confiance et dialogue". En soit, un choix à considérer compte-tenu de la teneur du rendez-vous. Mais pas pour l'instant. Il n'était pas encore prêt à se livrer sans détour, pas sans mettre au défi la thérapeute. Il s'amusait peut-être de cette chasse, où sa psyché serait la proie. Il secouait la tête pour chasser ces idées absurdes. Un costume noir. "Professionalisme et sérieux". Ça fera l'affaire. Alors qu'il s'habillait, Reichenbach s'était mis à l'appeler à de nombreuses reprises, sans arriver à clairement cibler le problème. Après avoir essayé de comprendre, le bouclé s'était résolu à laisser tomber, il n'avait pas le temps.

Alors qu'il attrapait son lourd manteau, un paquet de cigarettes vide était tombé sans un bruit, mais attirant son regard un moment. Un autre échec. Il n'avait plus de patch, il était stressé, et n'avait pas eu d'autre choix que de- non. Ne pas se chercher d'excuses. Il aurait très bien pu faire l'effort d'en acheter d'autres. Callie aurait très certainement été d'accord pour lui en rapporter. Mais non. Il s'était jeté sur ses cigarettes comme un drogué en manque, parce que c'était plus simple, et que pour faire des erreurs, il n'avait besoin de personne. Son parfum serait-il suffisant pour couvrir l'odeur? Pas sûr. Cela faisait plusieurs jours, ce ne serait probablement pas trop distrayant. Au pire des cas, il n'aura qu'à prétendre avoir besoin d'air pour se poster à sa fenêtre, dans l'espoir que l'air frais d'Ilerda fasse le travail. Ou il écourterait la session. Il préférait tout autant éviter de l'incommoder.

Rei ne cessait de japer, encore et encore. Le bouclé avait bien tenté de comprendre le problème, en vain. Rien ne faisait sens. Était-il en train de le réprimander pour son retard? Probablement, mais il se serait contenté d'un simple coup de corne. Avait-il oublié son téléphone? Non, il avait tapoté son coeur, sentant sous sa veste l'appareil qui attendait bien sagement. Il avait bien fermé la porte de son bureau, donc Scotland Yard n'aurait pas l'accès libre pour dévorer ses livres. Wattson gardait un oeil sur la meute. Vraiment, il ne voyait pas, mais l'absol était là, collé à sa jambe tout en suivant son allure, inlassablement en train de l'appeler. Tant pis, ils devaient se mettre en route.

L'homme était pensif sur le trajet. De quoi allait-elle vouloir parler? Probablement sa scène au parc. Arsène n'en était pas fier. Il aurait dû être plus fort, tout simplement capable d'écouter une suite de lettres qui certes, lui rappelait des souvenirs heureux, mais qui ne sont que ça, que des noms. Il n'avait pas oublié ce qu'elle lui avait dit alors, mais il était si confortable de se vautrer dans une confortable autodestruction. Si familier était cette idée qu'il était coupable de tout, et seul responsable à blâmer. Plus il approchait du cabinet, plus il ralentissait le pas. Il ne voulait pas faire attendre Olivia outre-mesure, mais il avait besoin de se préparer. De reconstruire ce bouclier qu'elle avait si habilement fêlé. Il n'allait quand même pas lui rendre le jeu facile, n'est-ce pas?

Coup de chance pour lui, il arrivait à la porte à l'exact moment où un patient quittait les lieux. Il remerciait l'inconnu de lui avoir tenu ouverte la lourde porte, avant de se sentir comme piégé à l'intérieur. Plus loin dans la salle d'attente se trouvait la secrétaire. Cette dernière avait froncé un sourcil. Compréhensible, il lui avait quand même raccroché au nez. Alors, un peu penaud, il s'était approché de son bureau. Il avait aussi profité de ce cours trajet, de quelques mètres tout au plus, pour calmer sa respiration qui avait été accélérée par sa vitesse de marche.

— Bonjour... Monsieur Slater?
— Je vous prie encore de m'excuser pour mon retard, j'ai... eu un impondérable.
— Mais vous êtes en avance...?

Les deux s'étaient échangé un regard, dans l'attente peut-être que l'un d'eux aie une explication à fournir à l'autre. Visiblement, ils étaient tout aussi confus l'un que l'autre. La réceptionniste invitait Arsène à prendre ses aises dans la salle d'attente, tandis qu'elle irait prévenir le docteur Sullivan. Il avait acquiescé d'un hôchement de tête et s'était assis dans un coin de la pièce. Il avait une minute ou deux pour respirer. Il avait senti le col de sa chemise être étrangement lâche, alors il approchait les mains de son coup pour resserrer sa cravate. Cravate qui manquait à l'appel.

— Merci Rei. Désolé de ne pas t'avoir écouté.

Costume sans cravate, "nonchalance et détente". Pour un rendez-vous professionel. L'absol posait doucement sa tête contre lui, pour le consoler de cette erreur impardonnable.