Les traits du Sergent se renfrognent, il te semble bien qu’elle fronce légèrement des sourcils lorsque tu t’exprimes. Aurais-tu commis un impair ? C’est vrai que tu le pensais toi-même, tu ne répondais pas à sa question. M’enfin, de là en prendre la mouche, impossible. Il doit bien y avoir autre chose qui se trame derrière ce visage contrarié, de l’inquiétude peut-être ? Tu n’oses pas y croire, pourtant, depuis que tu l’as retrouvée après toutes ces années, tu ne peux t’empêcher de la trouver profondément humaine. D’une très singulière façon, sans doute d’une manière qui te touche aussi. Elle s’exprime sèchement, l’incompréhension semble l’emporter sur le reste.

Maximillian ne te donne pas l’impression d’avoir saisi les enjeux, non plus ce qu’ils représentent pour toi. Une grande peine s’installe en toi, quand tu saisis le gouffre qui vous sépare, elle et toi. Le langage est un piège redoutable dans lequel on peut facilement se faire prendre. À dire blanc, l’autre, sans que l’on ne puisse comprendre pourquoi, comprend noir. Si la qualité de la communication détermine la valeur d’un être, tu es relativement minable. C’est du moins ce que tu comprends de ce premier échec. Celle qui te fait face poursuit, te laissant à tes états d’âme et ton tourment.

Tu arques un sourcil, hébétée. Relevant ton regard qui jusqu’ici contemplait les couverts, tu n’oses pas y croire. Elle est Paz, officiellement ensemble. Si cela pouvait sembler évident, tu ne penses pas qu’il puisse se produire pire tragédie pour Maximillian. Comment cette histoire pourrait-elle connaître une fin heureuse ? Elle qui n’est que droiture, discipline et honneur, s’associer à la lie de l’humanité… Tu ne t’avancerais jamais à le lui dire, mais plus que par crainte de son courroux – plus effrayant que ne puisses l’imaginer, encore – c’est surtout parce que tu as appris à lui reconnaître certaines qualités, qui lui donnent un charme indéniable, la bougresse.

Cependant, tu compatis d’avance aux malheurs qui accableront tôt ou tard ton interlocutrice. Elle n’a pas choisi la compagne la plus évidente pour ménager son pauvre cœur. Tu poses ton index et ton majeur sur l’un des verres à vin disposés en face de toi et aussi sec, il se voit promptement rempli. Remerciant le sommelier d’un hochement distingué de la tête et d’un sourire gracile, tu portes sans précipitation aucune le breuvage à tes lèvres. Tu portes silencieusement un toast, tu souhaites à Maximillian de boire comme toi en ce moment, de se noyer même dans son bonheur illusoire, de sorte qu’au matin de son inéluctable gueule de bois, elle ne laisse derrière elle aucun regret.

Une fois rapidement balayées les autres mondanités, elle revient plus sérieusement et personnellement sur ton cas. Elle se veut plus directe, plus incisive, presque plus indiscrète, même. Indisposée, tu lorgnes sur les amuse-bouches, mais constates avec stupeur qu’il n’en reste que la moitié après que tu te sois servis et tout porte à croire que le Sergent n’a encore rien consommer. Tu ne peux te permettre de lui couper ainsi l’herbe sous le pied, alors tu termines ton verre, avec autant de distinction qu’il est possible d’avoir pour une soûlarde. Plusieurs regards ne mentent pas, il est bien clair parmi les chefs de rangs et autres serveurs que tu n’es pas dans ton assiette. Prestement, on vous propose différentes entrées.

« Pour ce qui est des entrées, le chef vous propose aujourd’hui son Homard en Raviole, royale de coffre – salpicon d’agrumes et gingembre frais, Asperges & Gambas de Palamos, en carpaccio iodé et raidie – asperges en texture, Cromesquis d’Oeuf de Ferme & Truffe, cuit à 63°C – duxelle de champignons – soufflé truffe – jus réduit ou bien Pickels d’Anchois doucement marinés, vinaigre de Banyuls 15 ans d’âge, antiboise de légumes en Escabèche. Voici vos cartes pour les entrées, n’hésitez pas à me faire signe lorsque vous aurez fait votre choix, ou pour quoi que ce soit d’autre, Mesdames. »

Cet interlude salutaire te laissera le temps de réorganiser tes idées. Le choix de ton entrée est déjà fait, venons en à l’essentiel pour le reste. Tu t’éclaircis la voix rapidement et déploies ta serviette de table que tu viens poser sur tes genoux. Point par point, tu t’en vas lui répondre, en veillant cette fois à bien respecter l’étiquette. Celle-ci te poursuivra jusqu’ici et tu attends avec impatience de pouvoir profiter en toute tranquillité de ta très honorable compagnie. « J’aimerais d’avoir vous souhaiter toutes mes félicitations, à Paz et à toi. C’était couru, déjà à l’époque vous étiez indissociables. » Tu lui adresses un sourire feint, tandis que l’on vous sert dans des coupes, deux verres de champagne.

Tu brandis ta coupe en déclamant solennellement. « Que votre union soit garante de nombreux bonheurs à toutes les deux ! » Tu t’emportes juste ce qu’il faut pour témoigner d’un enthousiasme un tant soit peu réel. Puis, reportant ton verre à distance plus raisonnable de la table, tu reprends, plus sérieusement. « Ensuite, vient l’histoire de mon entreprise. Je suis sincèrement confuse de t’avoir égarée par mes propos. En réalité, je ne dois rien du tout, il s’agit-là d’une volonté personnelle. L’entreprise à longtemps tournée sans moi et le pourrait encore des dizaines d’années sans que je n’ai rien à faire pour cela. Néanmoins, je me sentirais mal de laisser à l’abandon le legs que m’ont fait mes parents, en laissant toute la responsabilité à mes employés. Tu vois ce que je veux dire ? » Tu lui tends un regard de côté, un peu complice. Si quelqu’un doit bien comprendre ce que c’est d’assumer une responsabilité que personne d’autre n’attendrait de soi, c’est bien elle, n’est-ce pas ?

Finalement, tu rapproches ton verre de celui, de Maximillian, de sorte à finalement trinquer avec elle. Tu en profites pour te pencher plus que nécessaire au-dessus de la table, de sorte à pouvoir discrètement lui chuchoter ces quelques mots. « Pour le reste, j’ai bien quelques projets. Je t’en parlerais tout à l’heure, si tu veux bien ? » Tu n’es pas encore décidée toi-même sur le choix que tu prendras, mais en parler à quelqu’un ne pourrait pas faire de mal. Maintenant, aborder en public que tu comptes abandonner tes responsabilités auprès des princesses impériales pour un temps, sans qu’elles n’aient été mises au courant en amont, cela relève du manque de respect et tu ne saurais leur faire cet affront.