Morgan se souvenait de la première fois qu’on lui avait montré ce port. C’était un jour d’été, où le soleil vous faisait comme une caresse tiède sur la peau, et où l’écume des vagues se mêlait aux clameurs prolétaires. Un endroit idyllique, pour ainsi dire. Evidemment, il y avait l’odeur, la puanteur du poisson, les parfums bon marché violés par les relents de sueur et de tabac froid. Evidemment, vous ne pouviez pas y marcher sans vous faire bousculer, et les seules minettes dont vous trouviez le regard étaient par trop méfiantes pour s’approcher de vous.

Mais tout était vivant.

Il s’y était toujours senti entier, et aujourd’hui encore, alors qu’un vent salé lui gonflait les poumons, Morgan Law était à sa place.

Il n’était plus le marmot d’autrefois, cependant. Le gosse avait mûri, non pas comme mûrissent les jeunes personnes, s'épanouissant à la manière de jolies fleurs ébaubies sous un ciel de juin. Non, il avait mûri comme mûrit le fer que l’on bat à coups de merlin, s’était endurci, pour ainsi dire. Parfois, il se prenait à chercher une autre main, plus petite, dans le vide, juste à côté de lui. Mais Alexia ne l’accompagnerait plus jamais pour regarder l’azur. Ca lui faisait mal, toujours. Et ça continuerait de lui faire mal. Mais s’il avait pu se mentir toutes ces années durant, sur les femmes qu’il avait (pas) aimées, il pouvait peut-être ignorer cette douleur ? Sa jeune soeur n’était plus, mais il lui restait quelque chose d’elle. Il lorgna sur sa boule, serrée au creux de son poing, et fit sortir une petite créature juvénile, au teint crayeux et à la mine incrédule. Sur beaucoup de points, Amyria ressemblait à son ancienne dresseuse. Sans doute parce qu’elle était de type Psy, et qu’Alexia avait elle-même une intelligence fulgurante ? Sans doute. On leur prêtait les mêmes traits, aussi, une espèce de suggestion un peu lointaine, opaque, comme si elles avaient toujours trente-six idées, très rationnelles, derrière la tête.

Morgan ne leur avait jamais ressemblé. A se demander s’ils étaient du même sang. Non pas qu’il fût stupide, - pour autant qu’on puisse en juger, survivre comme il l’avait fait tenait d’un certain esprit d’adaptabilité. Mais il était sanguin, et ses poings avaient toujours plus de dialogue que ses mots. Il savait se battre, mais dans un monde de créatures géantes et apocalyptiques, à quoi cela peut bien servir, vous prie-je ?

Il se penche vers Amyria, et passe une main rassurante sur sa coiffe verte. “On appelle ça la mer, mais j’ suppose qu’Alexia t’avait d’ jà montré à quoi ça r’ssemblait, mh ?” L’élocution, aussi, était un point qui les distinguait. Morgan avait une gouaille de manouche. Mais il était bon acteur. Plus jeune, l’androgyne s’était déjà travesti pour s’infiltrer dans des réseaux soupçonneux. Singer la physionomie d’un jeune bourgeois ou d’une minette ne lui posait aucun problème. Bien que ses quatre-vingt un kilos d’aujourd’hui lui compliquent la tâche… “On la prendra à deux, un jour. ‘fin, à trois. J’ suppose que ce gros balourd d’ Koko m’ pardonnerait pas, si j’ le laissais sur la terre ferme…”

Pour toutes réponses, la créature l’observe, d’un air circonspect, et relève la tête, faisant voir, sous sa coiffe, deux yeux pâles, examinateurs. Ces yeux parlaient aussi bien que des mots. Prendre la mer ? qu’ils disaient. Et pour aller où, au juste ? C’est sur le plancher des Ecremeuh que se joue la vie d’un homme. Tu ne comptes pas fuir ton destin, j’espère ? Et la promesse que tu as faite à Alexia ?

Peut-être s’imaginait-il trop de choses. Mais il était persuadé qu’une formidable intuition, confinant au génie, dormait sous cette tête. Et qu’il en était le premier intriguant.

Puis, du bruit l’interpella. Ca venait d’un des entrepôts, désaffectés. D’ordinaire, il préférait ne pas fouiller là-dedans. C’était la perspective de sales ennuis, et il ne voulait pas commencer à engraisser son casier judiciaire. On disait que les impériaux avaient la main leste sur les châtiments publics. Mais il y avait une voix, qui geignait, à l’intérieur. “Aidez… moi !” Avant qu’un claquement de chair ne l’interrompe. Un coup. Morgan avait suffisamment joué des poings pour reconnaître la comptine d’une peau que l’on frappe. Il s’approche… et sent les minuscules mains d’Amyria tenter de le retenir.

De nouveau, ce regard. Je viens de te dire que ton destin allait se jouer, et tout ce que tu trouves à faire, c’est t’enfoncer imprudemment dans les ténèbres d’un entrepôt désaffecté ? Si tu étais un Pokémon, tu serais certainement de type Stupide.

Mais il est des choses face auxquelles un homme ne peut reculer. Une intuition, au fond de lui, qui le pousse à avancer. Jusqu’à ce qu’il finisse par découvrir la vérité.