Je m’enfonce un peu là-dedans. Dans l’cuir du canapé, et dans cette lumière mollassonne qui bouscule doucement l’obscurité grouillante du salon. Mes paupières, elles retombent sur mes yeux pendant une ou deux secondes, et mon visage bascule vers l’arrière. Je sens bien que j’ai l’esprit encore empêtré et enlisé dans un léger brouillard matinal, mais cette brume s’dissipe doucement, un peu comme si l’bruit des ferrailles de la cuisine et le parfum d’un café sur le feu soufflait dessus. Capone se balade entre les meubles et les breloques, et j’ai l’oreille qui se tend un peu vers le bruit d’ses pas sur le sol. Je l’connais. D’autant plus depuis que nous vivons comme ça, sur la route, tous les deux. Il est malicieux et joueur, et il a cette petite tendance à dérober tout c’qui peut l’intéresser, et ce sans trop s’donner la peine de demander la moindre autorisation… Et dans un sens, je dois bien avouer que j’trouve ça assez ironique de m’retrouver à l’surveiller pour éviter qu’il ne pique quelque chose… Personne ne m’avait surveillé, moi, et personne ne me surveille encore aujourd’hui. Des livres dans une bibliothèque au voiture sur l’bord de la route, il faut croire qu’il n’y a que quelques années d’écart, et rien de plus. Et quant aux mensonges… « Neal, que j’réponds alors à cette femme, au travers des bruits provenant d’la cuisine, je m’appelle Neal, mais avec un "a", pas avec un "i"… » Et celui-ci, il me tord un peu la bouche, un rictus s’dessinant sur mon visage, et je n’saurai pas tellement dire pourquoi. C’est peut-être bien lié à sa gentillesse et à son accueil… C’est peut-être à cause de cette aisance avec laquelle je m’paye sa tête… peut-être parce que c’est plutôt l’apanage de mon père, ce genre d’escroquerie et de tromperie… Et c’est peut-être bien un peu tout ça en même temps. Je soupire, sans l’moindre bruit, et mon regard, il essaye de fuir un peu tout ça en traversant la fenêtre… Et après tout, c’est juste un prénom.

Le mascaïman, il semble avoir mis en suspens sa visite. Sa truffe hume l’air environnant, elle remue de plus en plus, sans l’moindre doute attirée par le sucre comme des marins au large succomberaient au chant des sirènes. Sa queue, elle ondule de gauche à droite et de droite à gauche, alors qu’il se redresse difficilement sur ses deux pattes arrières. Ses griffes, elles se flanquent de chaque côté du Poffin, et elles s’enfoncent dedans jusqu’à ce que la compote remonte et déborde un peu. J’vois sa gueule qui s’ouvre en grand, et ça ressemble à un sourire large et béat qui m’tire un fragment de rire. Madison, elle dépose un plateau sur la table basse, et ça semble aussi doux que l’reste. Mes doigts s’enroulent déjà autour de la tasse de café, qui n’en a pas fini de fumer. Je souffle un peu dessus, j’profite de cette chaleur entre mes mains. « Merci », que je murmure alors, avant d’porter cette minuscule marée noire et amère sur l’bord de mes lèvres. Et, mon regard revenant sur elle, je m’dis que c’est peut-être bien toute cette douceur qui rend mes mensonges malavisés. Comme s’il y avait trop de violence en eux pour cet endroit, comme si c’était une injure lâchée dans un sanctuaire, ou quelque chose comme ça. Et pourtant, je repars de plus belle. « Ma voiture, elle est tombée en rade, un peu plus loin. » Et dans tout ça, il n’y a que l’pronom possessif qui ment. Je repose la tasse de café sur la table, commençant à fouiller dans l’fond de mes poches en la voyant sortir une pipe… « J’aurais bien contacté l’service de dépannage de l’assurance, mais… que j’commence à expliquer, avant de marquer une légère pause au cours de laquelle je m’enfonce un peu plus dans l’canapé, si ça peut rester entre nous, j’ai dû faire un choix entre l’assurance et l’alimentation. Et Capone, il est un peu trop gourmand pour que j’privilégie l’assurance. » D’un mouvement du pouce, je montre le mascaïman, engloutissant l’dernier morceau de Poffin, avant qu’sa langue ne vienne serpenter le long de ses deux babines.

Les herbes de sa pipe, elles commencent à brûler et à fumer, et ça m’donne que plus envie de griller une de ces clopes industrielles qu’il doit bien me rester quelque part. « On commençait à s’les geler sur la banquette, que j’poursuis, alors je m’suis dis qu’on pouvait s’taper l’audace d’essayer de trouver une ferme avec un peu d’paille pour roupiller un peu plus au chaud. » J’ai soudainement l’souvenir et l’image parfaitement nette de cette banquette arrière, et de mon paquet d’clopes posée sur le tableau de bord. Merde. Mes épaules, elles s’affaissent un peu, et je n’sais même pas si c’est à cause de cette envie de nicotine, ou si c’est là tout l’poids de mes mensonges inappropriés. Sans vraiment m’en rendre compte, je m’bouffe un peu l’intérieur de la lèvre. Et mes yeux, ils tombent à nouveau dans les siens, et je n’sais pas tellement pourquoi j’ai cette sale sensation qu’elle voit au travers d’mes fringues, au travers d’ma peau, au travers de mes os et des conneries que j’peux bien lui raconter. Je détourne un peu l’visage, mon regard venant s’projeter contre le parquet. Un silence. « En fait, je vis sur la route depuis quelques temps… » Capone, il se rapproche de la table basse, et sa truffe, elle continue d’fureter la moindre odeur qui pourrait bien lui plaire. Voilà ce qui a bien pu m’arriver pour que j’vienne me perdre dans sa grange. Je vis sur la route, et j’crois bien que j’lui dis ça comme si ça rendait tout l’reste plus clair, et plus évident. Mes doigts viennent à nouveau chercher la tasse de café, et il y a au moins enfin une pointe d’honnêteté là-dedans.