Il y a deux types de personnes, à Halloween. Ceux dont le masque tombe enfin après une année de façade, qui arrêtent de jouer ce rôle dans lequel ils s'enferment pour une raison ou pour une autre. Et les autres qui, a contrario, revêtaient leurs meilleurs déguisements pour arrêter d'assumer leurs actes, pour se planquer derrière un faux visage le temps de commettre leurs méfaits. Dans les deux cas, ces gens avaient pour objectif de s'amuser, pendant la soirée la plus sombre de l'année.

Le Casino avait été complètement redécoré pour l'occasion. Des statues de noctunoirs et de spiritombs, des girlandes lumineuses aux couleurs de pitrouilles et de sonistrelles, du colorant rouge dans les fontaines pour faire littéralement couler le sang... C'était grandiose. Et évidemment, une telle soirée avait attiré l'attention de la fine fleur maestonienne, toujours prête à gaspiller sa richesse pour quelques minutes d'adrénaline devant les machines à sous. Ils avaient tendance à oublier l'adage: la maison gagne toujours.

Alessandro s'était apprêté pour l'occasion. Et quoi de mieux qu'un costume du Roi d'Halloween pour reigner sur son établissement? Ses cheveux roux bien coiffés en arrière, ses yeux fendus laissés à la vue de tous, comme deux joyaux. C'était bien la seule opportunité qu'il avait de ne pas les cacher sans risquer d'inombrables questions. Il descendait avec prestance le grand escalier central, et rejoignait le rez-de-chaussée, tandis que les premiers invités approchaient.

Il s'était volontairement montré en retard. Déjà, parce qu'il l'avait bien compris depuis le temps: être accueilli par le gérant dès son entrée avait tendance à rendre nerveux et tendu le joueur venu s'amuser. Les clients avaient besoin d'espaces, qu'on les laisse découvrir les lieux, s'acclimater à l'ambiance. Ensuite, parce que ça lui donnait l'air d'être un homme occupé, bien plus qu'il ne l'était en réalité. Comme si, malgré l'esprit festif, le pauvre homme croulait sous les responsabilités. Ça le rendait plus approchable, et plus digne de confiance pour ces gens qui avaient des secrets de grande valeur.

D'ailleurs, il lui semblait reconnaitre la silhouette, bien que déguisée, de la Coordinatrice du Stade de Carteia. Il fallait bien être honnête une seconde: le roux n'avait aucun intérêt pour les concours. Pas plus pour les arènes, d'ailleurs. Mais Constance Hart était une célébrité dans cette ville, surtout depuis cet attentat en juin. Il aurait été malvenu pour Alessandro de la prendre pour une simple passante. Il y avait aussi son frère, Benjamin, tiens donc, membre du Triumvirat, coiffé d'oreilles canines. Il avait entendu dire que l'homme était assez porté sur la bouteille. Alors quoi de mieux que d'aller les saluer, un cocktail - un Bloody Mary, évidemment - dans chaque main?

— Madame et Monsieur Hart, c'est un honneur de vous accueillir dans mon établissement. Il leur tendait un verre à chacun, et leur offrait son plus grand sourire et une courte révérence. Il en faisait beaucoup, mais ça faisait parti du show. J'espère que tout se passe bien pour l'instant? Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez-pas. Il s'était approché un peu plus, pour leur murmurer un grand secret qui n'en était en fait pas un. Passez à la roulette et dites au croupier que vous venez de ma part, votre première partie est offerte. Amusez-vous bien!

Les plus grands adeptes du Casino savaient que "venir de la part du propriétaire" donnait accès à toutes sortes de privilèges. Des parties gratuites, des boissons offertes, des pass VIP... Mais Alessandro n'était pas désespérément généreux. Il avait largement les moyens d'offrir une partie aux quelques joueurs au courant. Et offrir quoi que ce soit à un client, ça finissait toujours par lui donner envie de dépenser plus par la suite. Un nouveau sourire, et il s'éloignait du duo Hart. Une voix l'interpelait, juste derrière lui. Une voix qu'il connaissait, et qui n'avait contractuellement pas le droit de l'appeler "monsieur". Comme tous les autres employés. Pourquoi? Parce qu'il n'aimait simplement pas ça.

— Mademoiselle Williams, somptueuse, comme toujours ~ Ce que ça sonnait mal, de ne pas l'appeler "Mira".

Tout à fait charmante dans sa robe de mariée cadavérique. Une tenue aussi sinistre que magnifique. Déguisement qui allait esthétiquement de pair avec le sien. Le roux avait un bras dans le dos, une main tendue vers elle pour l'inviter à le rejoindre comme le gentleman qu'il n'était pas vraiment. Mira était venue bien plus près encore, puisqu'elle venait lui parler directement à l'oreille. Si Alessandro s'était fait quelques idées, il déchantait rapidement. Il fronçait les sourcils. Un problème de famille?

— T'inquiète pas pour la soirée. Préviens-moi si t'as besoin d'un chauffeur, je peux te conduire si besoin.

Il espérait sincèrement que ce ne soit rien de trop grave. Si l'homme avait pour devise "the show must go on", il n'était pas tyrannique au point de faire passer son casino avant la vie de ses employés. Et surtout pas Mira, même s'il ne pouvait pas trop avouer son traitement de faveur à haute voix. Dans l'immédiat, par contre, il était encore temps de profiter de la soirée. Il retrouvait son sourire, plongeait ses yeux jaunes dans le regard océan de la belle chanteuse. Alors, il attrapait gentiment la main de la jeune femme dans la sienne, la fit tournoyer puis basculer en arrière, aussi élégament que si ce pas de danse avait été prévu. Il se penchait vers elle pour, à son tour, lui murmurer quelques mots.

— Par contre, ma chère: pas de "monsieur Mancini" avec moi, dit-il avec un ton si faussement autoritaire qu'il était impossible d'y croire une seule seconde. J'espère m'être bien fait comprendre.

Et ce fut sous quelques applaudissements qu'il l'attirait à lui pour qu'elle puisse se remettre debout. Il laissait échapper un rire spontané. Ça allait être une bonne soirée.

— Je vais saluer le reste des convives, tu m'accompagnes? demandait-il en offrant son bras.