Sa tête tournait encore un peu, ses yeux collés peinaient à capter la lumière ambiante. Et pour cause: il n'y en avait pas, de lumière. Le reptile à forme humaine avait eu la bonne idée de complètement fermer ses volets avant de s'endormir, la veille. Veille qui avait été relativement agitée, puisqu'il ne s'en rappelait pas en détail. Il avait bu, ça, c'était certain. Sa bouche était encore pâteuse. Son corps craquait sans retenue alors qu'il se débattait avec... un corps. Il y avait quelqu'un dans son lit. Il ne faisait plus ça. Si? Non... Il tournait la tête, avec une pointe d'appréhension. Avant de laisser échapper un soupir. C'était une présence qu'il ne connaissait que trop bien, qu'il avait fini par apprécier, et de laquelle il serait bien incapable aujourd'hui de se séparer.

— Allez, pousse-toi.

La lourde silhouette violette glissait un peu, avant de finalement se laisser tomber lourdement sur Alessandro en représaille. L'homme venait tout simplement d'être applati sous la coiffe d'une arbok vexée d'avoir été dérangée dans son sommeil. Vesper sifflait de manière mesquine. Elle n'était clairement pas prête de bouger, et ça allait lui apprendre, à ce mec, à la réveiller sans raison. Sa pauvre proie se débattait dans un mélange de rire et d'étouffement. Un arbok, ça pesait quand même son poids. Finalement, elle se retrouvait trop dérangée par les tentatives de fuite de son dresseur, et se décalait enfin pour le libérer. Il passait la main le long de ses écailles, remarquant lesquelles s'étaient encore abimées. Elle avait la manie de se faufiler dans les endroits les plus étroits pour toujours garder un oeil sur les tables de jeux. Un véritable chien de garde. Enfin, un serpent de garde, dans son cas.

— T'as eu du mal à m'entendre ou quoi? Tu te fais vieille? Tu veux que je te parles plus fort?

Vesper sifflait de plus belle, relevant à peine la paupière pour lui jeter un regard noir. Elle avait aussi dévoilé ses crocs avant de tourner la tête pour se rendormir. Alessandro s'était relevé, quittait enfin son lit, et s'étirait de tout son long. Ça avait été une idée particulièrement intelligente de s'être aménagé cet appartement au casino, au lieu d'avoir une habitation ailleurs. Perché au plus haut du bâtiment, il pouvait observer toute cette abondance d'opulence et de luxe qui régnait sur son territoire. Si la journée avait déjà été bien entamée, il ne s'inquiétait pas. Son établissement était largement capable de tourner sans lui, du moins pendant les heures creuses. Et puis, si aucun de ses employés n'était venu le réveiller, c'était que tout allait bien. Il profitait du calme pour s'offrir une petite douche, histoire de se rendre présentable.

Cela faisait de longues minutes qu'il était absolument persuadé d'avoir oublié quelque chose. Mais quoi? La grande salle avait été réservée? Non, pas aujourd'hui. Un spectacle? Probablement, mais il n'avait aucune raison de s'en inquiéter. Des pannes? Pas qu'il sache. Il s'était rassis sur son lit, coiffant des doigts sa chevelure encore humide. Une grande tête violette se rapprochait de lui en soufflant, quémandant attention mais sans vraiment l'assumer. La grande Vesper était fière. Mais elle aimait bien profiter d'un peu de chaleur. Alessandro avait posé la main sur sa coiffe détendue. Il n'était pas pressé, il pouvait bien lui accorder un peu d'affection.

Tandis que la pièce était plongée dans le silence, une petite silhouette apparut non loin du duo. Toute petite, qui sait se faire discrète quand elle le veut. Or, on était ici sur une présence complètement remarquée. Le petit morduror s'était approché du propriétaire des lieux, accompagna d'un tintement métallique. Ce dernier avait levé un sourcil. Le petit pokémon lui tendait alors sa prise du jour.

— C'est quoi, ça?

Une clé de voiture. Alessandro prenait l'objet dans la main, tandis que le mordudor, tout fier d'avoir apporté un si beau cadeau à son dresseur, s'était lancé dans une petite danse festive. En temps normal, le pokémon comblait ses tendances chapardeuses pendant les soirées bondées, ramassant ici et là quelconque objet de valeur qui viendrait à tomber malencontreusement. Sauf qu'à cette heure-ci, Manhattan ne s'aventurait pas dans le casino et restait bien sagement dans le bureau du roux. Et que ce n'était absolument pas ses clés de voiture. Ça voulait dire qu'il y avait quelqu'un dans son bureau. Personne n'y allait sauf lui, sauf éventuellement les candidats pour des entretients-

— Merde!

C'était ça, qu'il avait oublié. Le patron bondissait de son lit pour se diriger vers, peut-être, son futur employé. Il avait attrapé ses lunettes au vol, laissé la porte ouverte au cas où Vesper voudrait le rejoindre après sa sieste, et fonçait. Quel abruti. Et le pire, c'était qu'il ne se souvenait même plus pour quel boulot la personne était venu se présenter. Un casino, mine de rien, ça demande une équipe conséquente. Et Alessandro pouvait se targuer d'avoir un staff compétent et fonctionnel. Tellement qu'il avait l'impression de ne servir à rien d'autre qu'à mettre l'ambiance. Ce qui en soit, était incroyablement confortable. Mais parfois, il devait bien avoir quelques responsabilités. Il se réservait donc les entretients d'embauche. Il n'était pas dupe, il savait très bien que des rumeurs devaient circuler à ce sujet. En attendant, ses employés étaient tous bien payés, et n'avaient aucune raison de se plaindre. Et non, il n'avait jamais demandé la moindre faveur.

Il n'était plus qu'à quelques pas quand il entendit un bruit sortir de son bureau. Une voix qui chantonnait. Le poste de chanteuse. Quel con. Il avait ralenti le pas pour profiter un peu de ses notes joueuses, différentes de celles que l'inconnue allait probablement lui réserver pour sa démonstration "officielle". Là, on était sur de l'improvisation, quelque chose d'impulsif. Pas une partition révisée par coeur. Talentueuse, c'était le premier mot qui vint à l'esprit du roux. Une belle voix. Il n'était pas ce qu'on pouvait appeler un mélomane, mais il avait appris, avec le temps, à reconnaitre une voix qui aurait du succès auprès de sa clientèle. C'était en tout cas prometteur. Il fallait encore qu'il rencontre cette demoiselle, et qu'au passage il lui rende ses clés sans passer pour un psychopathe.

— Bonjour, excusez-moi du retard.

Il était forcément en retard. Parce qu'il était toujours en retard, c'était un peu comme sa marque de fabrique, à ce stade. Il prit un instant pour profiter de la vue. Une jeune femme, plus petite que lui, probablement un peu plus jeune aussi. De longues ondulations turquoises tombaient sur ses épaules. Une robe de soirée, d'un turquoise plus foncé épousaient ses formes dans une grande élégance. L'espace d'un instant, Alessandro remerciait le ciel de lui avoir donné des yeux si sensibles qu'il doive les cacher derrière des lunettes noires. De quoi il aurait eu l'air, si elle l'avait vu la reluquer comme ça? Enfin, s'il avait voulu être mesquin, il aurait pu dire qu'il recevait ses candidats en costume ou en tailleur, rarement en tenue de gala. Bref. Il avait un entretient à faire passer.

— Asseyez-vous, je vous en prie, dit-il en montrant de la main le siège vide près d'elle. Ah, pas vide, il y avait son sac à main. Où s'était probablement trouvé sa clé. Il poussait un chariot sur lequel était posé plusieurs bouteilles d'alcool toutes plus chères les unes que les autres, ainsi que deux verres. Je vous sert quelque chose?

Derrière lui, les plantes du vivarium remuaient un peu. Malgré sa couleur surprenante, Daïquiri se fondait étonnemment bien dans le décor, si bien qu'il fallait se concentrer pour le trouver. Quant à Piña Colada, il avait voulu se risquer à sortir pour saluer son dresseur. Mais après avoir remarqué l'inconnue, le dunaja fit volte-face et partit se cacher.

— Alors... il avait récupéré son CV sur son bureau. Mira Williams. Bienvenue dans mon établissement. Je suis Alessandro Mancini, le propriétaire. Mais appelez-moi Alessandro, ajouta-il en hôchant la tête comme une petite révérence. Il prenait place dans son fauteuil presque aussi orné qu'un trône. Parlez-moi donc un peu de vous, pour commencer.